Une fille obéissante

Publié le par Roger Pleers

Une fille obéissante

 

 

Ils lui avaient bien dit tous de ne pas fouiner.

Le notaire le lui avait dit. Et pourtant le notaire il avait bien dû fouiner lui au moment de l’état des lieux.

Les héritiers aussi le lui avaient dit. Mais les héritiers on ne les avait guère vus. D’ailleurs les héritiers ils s’étaient empressés de vendre la maison aussitôt que les deux vieux furent enterrés.

Les voisins le lui avaient dit le jour où elle avait visité seule avec la clé que le notaire lui avait confiée avec réticence. Mais peut-être que c’était par dépit parce qu’eux-mêmes auraient voulu acheter.

L’épicière du coin le lui avait dit. « Moi quand je venais livrer leurs commandes, je sonnais, je déposais la caisse pleine sur le seuil et je reprenais la vide dans laquelle ils avaient déposé une enveloppe contenant la somme exacte. Je ne les voyais jamais. Et je préférais.

Le gardien de la paix du quartier le lui avait dit après lui avoir lancé : « C’est vous qui avez acheté ? Ben dites donc , quelle idée ! Alors vous ignorez tout ? »

Même le banquier le lui dit. Un banquier dont elle finit par se méfier tant il avait renâclé à lui consentir le prêt pour l’acquisition.

Elle prit possession de la maison un vendredi de novembre, deux jours après les célébrations de l’armistice de la première guerre. Elle n’avait fait réaliser aucun travaux de rénovation, n’avait amené aucun de ses meubles, n’avait rien emporté rappelant son précédent logis, n’avait pas renouvelé ni  Tout était resté en l’état. Elle verrait. Plus tard. Quand elle aurait le temps. Si l’envie la prenait. Si la maison l’acceptait.

Elle ouvrit la porte d’entrée. Pas entièrement. Juste un espace suffisant pour pouvoir entrer puis la referma vite.

« Voilà ! C’est chez moi maintenant, pensa-t-elle ». Elle effectua une ronde à travers le rez-de-chaussée. Le salon d’abord où manquait apparemment un tapis dont on voyait encore la marque. Contre le mur, l’horloge de parquet arrêtée retenait son souffle. Dans la cheminée, juste des cendres et du papier noirci et presque consumé. Dans la cuisine, deux assiettes et des couverts dépareillés. Des tasses, deux, dans l’évier et un goutte –ploc !- tombant sur la faïence. Elle serra le robinet mais     -Ploc !- sans succès. Une autre goutte. Elle se dirigea vers le couloir en enjambant un panier. Où est le chat ? Puis elle monta vers l’étage. Un palier, un couloir, et des portes. Une jaune, une verte, une marron, une bleue. Toutes entrouvertes sur une pénombre de novembre. De celle que l’on doit à un ciel de ville quand la pluie va venir. Pas la peine d’entrer, elle sait ce qui s’y trouve. Au fond du couloir, un autre escalier. Celui qui monte au grenier. Raide l’escalier. Comme souvent. Comme un escalier de grenier. Un escalier dont on ne se méfie pas assez. Et tout en haut des treize marches –elle les a comptées- la porte. En bois brut. A peine une esquisse de porte. Utilitaire. Lorsqu’on pousse cette porte, elle s’ouvre sans bruit. Les gonds sont libres, bien huilés. Pas de serrure, un verrou en bronze. Et de l’autre côté, le grenier.

C’est un grenier à l’ancienne.

Pas un grenier de maison neuve.

Pas un grenier de villa ou de bungalow à la campagne.

Ce n’est pas un grenier calfeutré, isolé, sans lumière naturelle.

Pas un grenier moderne, aménagé en chambre mansardée pour loger les amis ayant trop bu et incapables de reprendre le volant.

Pas un grenier bureau parce que le bureau est devenu chambre d’enfant.

Pas un grenier Velux et placards dans la pente de toit.

Non !

C’est un grenier comme ceux où on aurait eu peur de pénétrer quand on était petit.

Un grenier dans lequel quelques années plus tard on serait parti à la découverte de passés oubliés.

Un grenier royaume de poussières vivantes et d’ombres défuntes.

C’est un vrai grenier avec un œil-de-bœuf à la vitre fatiguée avare de lumière.

Un grenier de solives et de poutres, de briques et de plâtre, de plancher craquant et de tuiles frémissantes.

Un grenier avec un registre de cheminée par où montent murmures et complots de la maison.

Un grenier plein de coffres fermés par des tiges métallique, de malles de voyages à combinaisons, de miroirs voilés mais pas complètement, de vieilles armoires bancales dont on ignore où sont les clés et de divans en skaï éventrés.

Un grenier où l’on entend courir un petit peuple timide et effrayé.

Un grenier où subsistent les traces des deux vieux. Avec des albums photos, des vêtements d’un autre temps. Avec une machine à coudre que l’on a cru entendre cliqueter seule dans son coin.

C’est un grenier où on a envie de dissimuler de petits secrets et rêver de grandes amours.

Un grenier où on se sent si bien. Seule.

Quoique…

Ils lui avaient bien dit, tous, de ne pas fouiner.

Le notaire. Les héritiers. Les voisins. L’épicière. Le gardien de la paix. Même le banquier. Mais lui elle s’en méfiait. Peut-être qu’il savait.

Ils lui avaient dit, tous.

Alors.

Elle a refermé la porte du grenier et elle est repartie.

Sans fouiner.

Car c’est une fille obéissante.

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