REMISE DE PRIX

Publié le par Roger Pleers

C’était un matin comme un autre.

Avec les gouttes de l’orage nocturne s’égrenant dans la bassine sous l’auvent de la cour. Les piétinements des merles à la recherche de vers de terre. Le frôlement de la branche de tulipier contre le volet de la chambre. Avec le froissement du sachet de croissants que l’on ouvre. Avec les abeilles endormies dans la fraîcheur matinale qui hésitent à quitter la vitre. Un rouge-queue et son cri de cailloux qui s’entrechoquent. La cloche fêlée de l’église qui me rappelle qu’encore une fois je serai en retard pour prendre le tram.

Un matin comme un autre.

Pourtant c’était une journée particulière. Une journée où angoisse et espoir alterneraient sans cesse. C’était le jour de la remise des prix. Celle que l’on ne connaît plus maintenant. Celle où les élèves sont rassemblés dans la salle des fêtes avant d’être appelés classe par classe sur la scène, où l’on vous appelle par votre nom pour vous présenter devant de vieux messieurs dont on ne sait s’il faut tous les saluer. Et puis, l’un d’entre eux se lève de son fauteuil et, de l’index, vous fait signe d’approcher. Il tient dans les mains un paquet de livres entourés d’un ruban tricolore, et aussi votre bulletin. Votre instituteur lance alors d’une voix forte votre place et le pourcentage que vous avez obtenu. Mais vous, vous regardez seulement le paquet de livres et vous savez que le nombre de volumes est proportionnel à votre résultat. Juste avant vous, vous avez vu tous vos camarades défiler et recevoir les leurs et vous voyez déjà que votre tas –vos « prix » comme on disait alors- il est bien plus mince. Mais bon, qu’importe ! Ce sont des livres quand même. Vous n’aurez pas besoin d’aller  les regarder avec envie au travers de la vitrine de la librairie, inaccessibles. Pour une fois, ce seront des livres neufs et pas les vieux bouquins cartonnés aux couvertures défraîchies et sentant le moisi de la bibliothèque municipale. Et cette journée, elle s’achèvera au bistrot du coin où, assis sur la banquette du fond à côté de votre parrain, vous allez vous jeter vite-vite et dévorer vite-vite le premier volume. Ah, oui ! Et le bulletin ? Comme la quantité de livres reçus, j’espérais mieux. Pas mon parrain, qui me glissera à mi-voix comme d’habitude : « C’est bien gamin ! ».

Était-ce une époque bénie ou a-t-on bien fait de supprimer cette cérémonie qui glorifiait la réussite ? Allez savoir !

Moi, par exemple, je redoutais ce jour-là mais je l’attendais chaque fois avec les mêmes espoirs. Je redoutais ces moments en coulisse avant que l’on me pousse sous les projecteurs, craignant de me diriger vers la mauvaise personne. J’avais déjà la gorge nouée, ne sachant si je devais saluer, remercier, sourire, et à qui. Et la peur de commettre un faux-pas et de m’étaler devant tout le monde.

Et puis l’espoir ! Celui de voir mes parents sourire après avoir ouvert et consulté mon bulletin. L’espoir aussi d’avoir l’esprit serein en prenant le chemin de retour sur la plateforme du tramway numéro 2 où mes copains seraient là aussi, avec leur bulletin, leurs livres de récompense et les parents comparant les résultats.

L’espoir de vacances sans soucis ni devoirs, à courir les campagnes, à pêcher dans le vivier.

Une journée particulière à la fin d’une année scolaire ordinaire.

J’ignorais encore ce que j’allais faire de ma vie, c’était même le moindre de mes tracas.

Moi j’attendais le lendemain, le premier jour du plus long été que je connaîtrais jamais. Je ne pensais qu’à toutes ces heures en dehors de l’école. A toutes ces courses éperdues dans les chaumes. A mes genoux écorchés de tant de chutes du haut des arbres. Aux brûlures des orties sous mes culottes courtes.

Je n’avais en tête que les amis avec qui j’allais rire à m’étouffer, à faire pipi dedans mon short.

Et aussi que j’allais retrouver Yvette, pendant des heures, juste à rien lui dire, sauf avec les yeux. J’avais dix ans.

Et je me souviens encore maintenant, cinquante-sept ans plus tard, comment tout a commencé.

Juste seulement commencé.

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