soif de justice

Publié le par Roger Pleers

soif de justice

SOIF DE JUSTICE

 

Vous voulez que je vous dise ? La magistrature m’ennuie. La magistrature me soûle. Depuis tout le temps que je la pratique, je n’arrive plus à me passionner pour ces affaires plus ou moins glauques qui arrivent devant moi. Oh ! Je suis attentive aux débats bien sûr. Du moins je fais semblant. Je fais mine d’écouter religieusement l’argumentaire des avocats des prévenus. Je feins de m’indigner à l’énoncé des détails sordides évoqués par Monsieur le procureur. Mais, en fait, et sans aucune précaution oratoire préalable je peux vous confier, deux points ouvrez les guillemets : « je m’en fous ! Je m’en tape ! Je m’en cogne! » Mais ne vous y trompez pas, ce n’est pas de la désinvolture. C’est juste le résultat d’un état éthylique avancé… Quoi ? Qu’avez-vous à me regarder de la sorte ? Oui ! Je bois ! Entre les suspensions d’audiences, moi la présidente de la cour d’assises, je me précipite éperdument vers mon refuge, mon antre, mon bureau où je conserve à l’abri des regards inquisiteurs, à l’intérieur du classeur des « cold case », une bouteille d’un whisky écossais hors d’âge. Cela m‘aide à supporter ces interminables journées, ces interminables dépositions de minables témoins d’abominables crimes, tous moins convaincants l’un que l’autre. Ces témoins qui m’horripilent, se persuadant qu’ils vont sauvegarder la société des méfaits mis à charge de ce pauvre gars suant entre les gendarmes.

 

Et dire que tous, du procureur le plus prolixe au témoin le moins crédible, s’imaginent m’impressionner avec leurs « Je vous assure Madame la Présidente… » Comment leur transmettre muettement que je m’en fous ? Déjà, ce qu’ils ne peuvent concevoir c’est qu’une présidente de cour d’assise, black de surcroît, picole comme le dernier des huissiers d’audience. Et cela, ça me réjouit à un point… Tiens, rien qu’à l’idée de rêver qu’un jour mon substitut –vous savez le jeune gominé qui siège à ma gauche- s’écrie au beau milieu d’un réquisitoire : « Mais madame la Présidente… vous êtes ivre ! », rien que cela, j’ai des envies pas possibles de m’en envoyer une rasade derrière l’épitoge en hermine. Personne jusqu’à présent n’a encore suspecté mes écarts. Le seul qui, je pense, a pu se poser quelques questions, c’est le légiste. Peut-être la compagnie de cornues, où baignent des fragments vaguement identifiables dans des solutions alcoolisées, a-t-elle exacerbé son flair qui lui a permis de repérer dans mon haleine des relents connus. De plus, son teint fleuri me laisse subodorer que je pourrais, sans me défausser, l’inviter à la « réflexion » dans mon bureau en attendant la fin des délibérations. Rien, nul indice n’autorise donc quiconque à remettre en question mon statut de première magistrate.

 

Vous pensez sans doute que lorsqu’on siège là où je me trouve c’est que, parmi une multitude d’autres prétendants, on a voulu récompenser mes mérites ? Alors là, vous faites fausse route. A votre avis, combien de candidats ont bien pu postuler pour exercer dans le tribunal de ce bled pourri, où la seule perspective d’animation consiste

 à regarder désabusé le morne défilé des zébus dans l’artère principale à la fin de la saison sèche ? Vous voulez un chiffre ? Une seule ! Moi ! En vérité, je n’ai même pas brigué le siège de premier juge, j’y ai été nommée par défaut. D’abord, je n’avais pas de piston pour pouvoir aspirer à siéger dans la capitale ou l’une des grandes juridictions du pays. Et ensuite, et ce n’est pas un détail dans ce pays de sauvages machistes, je suis une femme. Résultat, je me retrouve à Pétaouchnoque démêlant des histoires plus ou moins sanglantes où, comme ce matin, un gardien de troupeau atrabilaire aurait éventré à coups de machette un éleveur d’abeilles voisin qui aurait laissé ses protégées emballer et faire fuir ses bovidés paniqués. Magnifique affaire, non ? Sentez-vous le souffle puissant de la « Justice » déferler dans les travées de la salle d’audiences? Et vous semblez surpris que je cherche refuge dans les vapeurs d’orge fermentée ? Vous feriez quoi à ma place, hein ? Allez ! Si vous étiez là, assis à écouter vaguement les yeux mi-clos (c’est ainsi qu’on parvient le mieux à faire abstraction du bruit du prétoire) un avocaillon commis d’office se lamenter sur l’enfance misérable, martyrisée du prévenu, fruit des amours aléatoires de parents sociopathes qui ont fini par émigrer au Guatemala, le laissant végéter sans la moindre ressource dans notre si jolie province défavorisée. Vous feriez quoi ? Allez, dites-moi ?

 

Et pourtant, j’y ai cru à ma tâche rédemptrice. Moi, Mary Goodwine (vous apprécierez bientôt à quel point mon patronyme est justifié !),  j’étais enfant unique, ce qui déjà constituait une performance, sans doute due au fait que mes parents étaient les seuls dans ce townnship à posséder une télévision, et je n’étais prédisposée ni à l’éloquence ni aux débats juridiques. J’aurais dû, en toute logique, devenir bonne à tout faire chez une famille bourgeoise voire serveuse dans un bar (rétrospectivement j’aurais sans doute opté pour le second choix).

Ma vie a basculé et mon futur s’est profilé le jour où mon père fut arrêté à la sortie d’un supermarché. Il s’était fait gauler par un vigile avec, dans la poche, une boîte de cirage blanc  qui n’était pas passée par la case « payement à la caisse ». Du cirage blanc ! Je vous demande un peu. Et tout ça pour quoi ? Parce que cet amateur de Rock compulsif voulait s’en tartiner le visage pour assister à un concert dans une salle interdite aux noirs. Embarqué, jugé en comparaison immédiate, condamné et pendu dans la même journée, je présume que le Dieu de miséricorde veillant, paraît-il, sur notre communauté, s’ennuyait ce jour-là. La justice de l’époque laissa à ma mère le choix entre régler la facture (du cirage et des frais du « procès ») ou être emprisonnée. Comme elle n’avait pas un sou vaillant, elle passa sans délai du statut de mère au foyer à celui de détenue au pénitencier d’état dans lequel elle fut assignée, cruel hasard, à l’atelier de fabrication de chaussures. Elle y mourut stupidement en glissant, dans l’escalier menant à la promenade, sur une bouteille de Heineken à moitié bue. On peut dire qu’elle toucha là son avant-dernière bière.

L’état me confia à une institution charitable qui me permit de poursuivre des études. Pourquoi ai-je choisi le droit ? Sans doute une forme de revanche sur le mauvais sort et l’opportunité, peut-être de rétablir un semblant d’équité.

Comme la notion « d’état providence » avait certaines limites, il me fallut financer en partie mon cursus universitaire et je dus me résoudre à prendre un emploi de barmaid dans un bistrot fréquenté par les étudiants. J’y travaillais les week-end et il ne passa guère de temps pour que le patron me propose de joindre l’utile à l’agréable. Nous nous mariâmes trois mois plus tard. Idylle inespérée mais de courte durée, notre union fut brutalement rompue un matin où mon tendre conjoint fut écrasé par une barrique de vin du Rhin qu’il avait témérairement tenté de descendre seul dans la cave. Le tonneau tomba sur mon malheureux époux et moi dans le veuvage et l’éthylisme. Privée des délices des tâches ménagères, j’employai les revenus d’une confortable assurance-vie à chercher le réconfort dans les dédales des textes de lois et fut finalement diplômée et autorisée à exercer.

J’eus ainsi le choix entre la défense de la veuve et de l’orphelin (dont j’avais, si l’on peut dire, une double compétence) ou l’autre facette des prétoires, le parquet.

Pour rompre avec le passé, c’est vers cette alternative que je portai mon dévolu. Ce fut ma pire erreur.

J’en eus rapidement ras la toque des juges mâles jugeant très mal, selon moi, les affaires pourtant bien ficelées que j’avais instruites et que j’amenais devant leur estrade. Après de multiples désillusions que je noyais sous des litres de boissons fortes, je décidai de passer de la magistrature debout à la magistrature assise. Mon goût devenu immodéré pour les liquides ambrés frappa cette décision du sceau de la sagesse et de la prudence. C’était aussi un choix plus confortable et mieux adapté à mes facultés d’équilibre.

 

Me voilà donc dans ce tribunal de province, présidente de cour d’assise moi, Mary Goodwine la bien-nommée, détenant la haute main sur les citoyens en délicatesse avec la loi. Ma situation honorable aurait pu, aurait dû assécher mon addiction mais les vicissitudes criminelles et un hasard facétieux en décidèrent autrement, s’acharnant à me faire rechuter.

 

Mon taux d’alcoolémie franchit une étape cruciale après une reconstitution palpitante chez un bouilleur de cru dont nous étions tous, limiers, procureurs et juges intimement convaincus qu’il s’était débarrassé de son associé. En l’absence de cadavre, nous n’avions pu l’amener aux aveux jusqu’à ce qu’un jeune inspecteur plus astucieux comprit que le suspect avait distillé dans son alambic le corpus delicti en même temps que le moût destiné à sa production. Il fit vider à la louche et tamiser le contenu de la cuve et remonta du fond, lois de la gravité obligent, la chevalière et les plombages de l’encombrant ami. Nous pûmes alors procéder à la saisie du gredin puis de son stock d’eau-de-vie (appellation en l’occurrence très contradictoire) prestement partagé entre les divers enquêteurs. La justice coûtant cher, il fallait bien la financer, et je disposai de réserves inépuisables dans lesquelles je ne manquai pas de puiser.

Et la roue du destin poursuivit sa course emballée.

 

Appelée à siéger à nouveau dans un cadre tentateur, je fus amenée à statuer sur le cas d’un vigneron jaloux. Ce putatif cocu, suspectant son épouse de relations coupables avec un saisonnier, ajouta à ce soupçon empoisonnant d’adultère un autre d’arsenic dans le vin clairet arrosant les agapes post-vendangeuses. A l’inverse d’une précédente, cette dernière cène fit cette fois douze victimes et un survivant. Le viticulteur n’y avait consommé que de l’eau et, parmi les convives, aucun n’y vit malice. La naïveté élevée à ce niveau confinant à la bêtise, je n’arrivais même pas à plaindre les défunts.

Cette affaire me fit franchir un Rubicon vermeil et me jeta dans les bras de Bacchus avec la bénédiction de Saint-Emilion. Dame ! Il fallait bien que je me mette en situation pour être apte à comprendre les subtilités du métier de l’accusé que j’expédiai vers la potence à la clôture des débats. Il se chuchote que c’est depuis ce verdict que le petit personnel du palais m’a affublée du pittoresque surnom de « La veuve qui clôt ».

 

Voilà ! Vous avez compris que je suis condamnée à entretenir mon si délicieux vice. Et ce n’est pas aujourd’hui que je risque de m’amender car que vais-je faire de mon éleveur de zébus assassin qui sue toujours d’angoisse dans son box ? Je crois que je vais encore une fois adapter à ma sauce l’essence de l’œuvre de Simenon « Comprendre, ne pas juger » en « Juger sans vouloir comprendre ».

Allez, coupable !

Et puis,  ça lui apprendra à zigouiller un aimable apiculteur par ailleurs le meilleur pourvoyeur d’hydromel de la région.

Affaire suivante !

 

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